Agneaux
« Les moutons, les voici présentés dans leur aspect de « cadavres », à jamais privés de la vie affective qui les animait. Morts donc. Mais ne serait-ce pas précisément cette mort qui leur confère une sensualité inaltérable, en les réduisant à des sucs, des jus, des coulures, pulvérulences colorés qui propagent leurs tons et vibrations sur toute la toile, exposant ainsi à la jouissance de notre regard la manifestation irréductiblement sensible du devenir ? C’est la matière qui d’elle-même s’éclaire et porte en elle-même sa propre obscurité : elle garde la subtilité et la délicatesse de l’apparence.
Que Paicheler leur demande-t-il au juste ? De dévoiler les moyens par lesquels ils se rendent visibles sous nos yeux. Ombre, lumière, reflets, noirs, verts, jaunes, rouges, bleus – ces couleurs qui semblent nées lentement sur la toile, émanées d’un fond primordial comme une patine – tous ces objets de la recherche n’ont d’existence que visible. Le regard de Paicheler (et sa main) leur demande comment ils s’y prennent pour qu’il y ait quelque chose, et cette chose, pour nous faire voir le visible. Paicheler célèbre la visibilité.
Et les choses se mettent à bouger, couleur contre couleur, à moduler dans l’instabilité ; dimension de la couleur qui crée d’elle-même à elle-même des identités, des différences, une texture, une matérialité transformée qu’on dirait aussi puisée aux moutons « réels ». Ce sont des instants du monde que nous jettent ces tableaux, essences charnelles, ressemblances efficaces de significations muettes. La ressemblance ? « Ce qui me fait découvrir un peu le monde extérieur », disait Giacometti. Découvrir en chaque mouton, maintenant, la manière particulière dont se dirige son « axe générateur », son « serpentement individuel », capter celui-ci en fabriquant une figure dans une matière, montrer comment les choses se font choses : effets pudiques de cette série de toiles.
Il s’agit de faire venir l’exact accomplissement à tout jamais hors de vue à partir de quoi une chose est vue – autrement dit, le monde, c’est à dire l’infigurable -, qui du même coup s’y enfouit (protège son inapparence) comme un « dedans » secret soudain creusé dans la chose. Ces oeuvres de Paicheler ne disent rien qu’elles mêmes, ou plutôt une seule chose de plus qu’elles-mêmes : elles montrent qu’en elles le monde est captif. Ces oeuvres s’offrent comme des pièges habités ; elles absorbent dans le secret de leur « oeuvre » propre la louange de paraître – l’univers du sens lui-même. L’amour du monde, telle est leur foi.
François Laur