Alibidons
L’alibidon
Un seul motif, posé médianement et verticalement sur des krafts ou des papiers lissés et construisant l’espace en une disposition tripartite élancée.
Tous aux mêmes formats ou presque, avec seulement deux couleurs et sur plus de 200 tableaux, voilà la gageure de cette série. L’institut français de Meknès ne dévoile ici qu’une partie de ce travail jamais montré mais c’est nettement suffisant pour s’imprégner de ce ton si particulier qui plonge le spectateur dans un univers d’une grande unité stylistique.
Du bleu, du bitume, du blanc et du fusain noir qui ne sont pas des couleurs, et le fond naturel du kraft et du papier. Sous les yeux un vieux bidon en fer blanc d’un modèle ancien posé sur un tabouret. Et voilà la légion des bidons qui envahit l’espace et nous habite en une permanence rétinienne, une obsession feutrée, une forêt de lignes élégantes et sobres aux couleurs de terre, de miel et de ciel.
Avec des moyens si pauvres, Paicheler réussit pourtant à produire une infinie variété de traitements de ce motif, dans toutes les lumières possibles, jouant sur les ombres et déconstruisant l’espace selon le thème récurrent du rectangle. Avec de surprenants effets de matière donnant envie de toucher à ce rectangle traité frontalement et qui semble être vraiment là, sublimé dans des mises en scène dignes d’une diva, le peintre explose littéralement le thème classique de la nature morte.
Les débuts de cette longue série montrent une mise en place plus dessinée, et quelques touches de couleur en plus, du rouge ou du jaune, ou des krafts traités au fusain seul. Puis, le travail avançant, le peintre prenant son élan et s’immergeant complètement dans son sujet, le motif se simplifie, devient abstraction et va au-delà du simple prétexte pictural pour entrer dans une dimension que beaucoup des quelques privilégiés ayant découvert ce travail en atelier perçoivent comme nettement spirituelle. Peu devinent la nature de l’objet représenté et ce bataillon de longs rectangles au tracé pur évoque bien souvent des fonctions qui sortent du sujet pour lui accorder un sens plus profond.
La contrainte, l’économie des moyens, la netteté du trait associés à une forme épurée participent d’une démarche révélant une ascèse, une sorte d’horreur pour le trop plein, le gaspillage, le dispersé. Recueilli en lui-même, sublimé dans des lumières d’orages d’une grande beauté, au coeur de nimbes de lumières irréelles et posé comme l’évidence de ce qui se sait d’instinct, tout ceci suggère au spectateur quelque chose qui relève de l’intime, qui trouble et fait appel à cette partie de soi qui a absolument besoin de s’élever, comme la prière, la connaissance ou le monde des idées. De plus, la forme ascendante, qui parfois semble vouloir sortir du cadre par le haut, est soulignée dans de nombreux tableaux par deux ou trois traits en bas à droite évoquant des marches. Ce soulignement d’une forme ascensionnelle aide à faire que ce rectangle isolé soit perçu comme un élancement de l’esprit. Une respiration de bleu ciel troué de blanc, des coups de pinceaux légers, des lavis bruns aériens, un souffle dispersé en halo lumineux de blanc ton sur ton, une légèreté qui fait ciller comme face à une lumière trop crue répondent au bleu intense d’un rectangle monochrome, aux triangles qui assoient l’équilibre, aux tracés nets mais ombrés en valeurs inversées, aux masses colorées pures, aux effets de papier alourdi lorsque le peintre a voulu de la matière.
Un effet de matière encore accentué par le rendu de reflets noirs traités au fusain sur le bleu glacier du fond métallique. Ainsi que par l’utilisation d’un morceau de carton ondulé appliqué en tampon. La fixité des stries régulières du carton associée à une touche évanescente, à des coulures tombant en sens inverse, à un sommet de motif peint très clair conduisent le regard vers les points de rencontre des procédés picturaux. Ou bien Paicheler cherche à alourdir par le bas en mélangeant toutes ses techniques, ses « petites cuisines » pour un effet de matière maximum. Grattée, diluée, peinte, striée en un espace déterminé, la surface de papier ainsi traitée est mise en balance avec un vide de non-peint et un trait crayonné à la diable par endroits, nerveux, rapide. Toujours dans cette recherche d’équilibre des sensations visuelles qui permettent une note vibratoire intense de l’équilibre interne.
C’est bien cela qui rend palpable, soudain si proche, la notion de recherche spirituelle dans ce travail. Avec une rare maestria, le peintre déplace notre regard où il le veut sans rien changer ou presque à sa composition. De façon jubilatoire, il explore toutes les possibilités de son procédé pictural, scandant, répétant à l’infini, explorant l’illimité en un dialogue d’âme à âme extrêmement concis mais jamais austère.
Valérie Lafont